4

Assis dans sa bibliothèque, Reggie Southeron fixait les arbres dénudés de Callander Square. Les nuages gris défilaient dans le ciel bas de novembre, et les premières grosses rafales de pluie martelaient le carreau. Un grand verre de brandy était posé sur une petite table à portée de sa main, et la carafe scintillait agréablement à la lueur des flammes. En d’autres circonstances, il eût été parfaitement heureux, mais cette déplorable affaire du jardin le rongeait insidieusement. Évidemment, il ne voyait pas du tout qui avait fait cela… ç’aurait pu être n’importe qui ! Il y avait peu de distractions dans l’existence d’une servante, et tout le monde savait que les filles, surtout celles qui venaient de la campagne pour s’élever dans l’échelle sociale, ne répugnaient pas à se divertir. C’était bien connu, du moins de ceux qui menaient un certain train de vie. Mais il était fort possible que la police, qui ne valait guère mieux que les marchands ou les serviteurs eux-mêmes, voie les choses d’un tout autre œil. Certes, bien des policiers, à la campagne notamment, savaient se montrer discrets, mais ce n’était pas pareil à Londres, où ils avaient souvent affaire au milieu criminel et où personne, probablement, n’avait la moindre notion du rang social ou du raffinement.

C’était cela qui inquiétait Reggie. Comme la plupart des hommes, dans son opinion, il se permettait de batifoler de temps à autre avec une jolie femme de chambre. Du reste, quel homme dans la force de l’âge, réveillé chaque matin dans son lit par une enfant gironde au teint clair, ne serait pas tenté ? Et si elle n’était pas trop farouche, comme c’était presque toujours le cas, pourquoi résister ? Son épouse, Adelina, n’était pas déplaisante, et elle lui avait donné trois enfants, bien que, malheureusement, le garçon ne vécût pas. Mais elle n’aimait pas ça ; elle endurait ses attentions avec stoïcisme, accomplissant ce qu’elle estimait être son devoir. Les servantes, en revanche, en redemandaient, riaient et réagissaient d’une façon inconcevable pour une femme de qualité.

Naturellement, on n’épousait pas une servante. Bien que ce genre de situation fût monnaie courante, il fallait se conduire avec discrétion. Personne n’avait envie d’alimenter les commérages ni de mettre sa femme dans l’embarras. Les spéculations étaient une chose, et les faits établis, une autre.

Mais ainsi qu’il s’en était déjà rendu compte, la police ne comprendrait pas forcément les rouages du mécanisme qui fonctionnait à la satisfaction de tous les intéressés. Ce serait très gênant si cet individu, Pitt, découvrait le penchant actuel de Reggie pour sa femme de chambre, Mary Ann. Il pourrait tout interpréter de travers. Cette fille était d’une beauté rare, comme Reggie n’en avait encore jamais vu, et elle était à leur service depuis trois ans déjà.

Bonté gracieuse ! Serait-ce possible qu’elle… justement… ? Malgré le feu, Reggie se couvrit de sueur froide. Il vida promptement le brandy et emplit à nouveau son verre. Pour l’amour du ciel, calme-toi, vieux ! Rappelle-toi la taille fine, le postérieur rebondi. Jamais elle n’avait été enceinte dans cette maison. Il n’était tout de même pas distrait au point de n’avoir rien remarqué ! C’était une fille robuste. Sa silhouette aurait-elle subi une transformation visible ? Il fallait bien l’admettre, il n’était pas très constant dans ses assiduités. Il lui arrivait de s’absenter pendant plusieurs semaines… non, c’était ridicule ! Quelqu’un s’en serait aperçu. Il se tracas sait pour rien.

Simplement, il devait s’assurer que la police ne se hâterait pas d’en tirer des conclusions stupides et totalement injustifiées. Ce type, Pitt, était-il intelligent ? Avait-il de l’expérience ? Certains membres des classes laborieuses pouvaient être étonnamment bornés : tout à fait vulgaires dans leur manière de parler et de se tenir à table, sans mentionner l’habillement, mais d’une pudibonderie inimaginable dès qu’il était question de vie privée. Il était très pénible alors d’avoir affaire à eux. Dommage que l’enquête n’eût pas été confiée à un gentleman qui aurait tout compris, sans même avoir besoin d’explications.

Autant anticiper en allant voir les autres résidents du square, ceux qui pourraient être dans la même situation que lui, afin de convenir d’une attitude commune. À eux tous, ils devraient réussir à éviter le gros des ennuis.

Une fois sa décision prise, il se sentit considérablement plus à l’aise. Juste à ce moment-là, on frappa à la porte. Il en fut surpris. Les domestiques ne frappaient pas. S’ils avaient quelque chose à faire, ils entraient directement et s’acquittaient de leur tâche.

— Oui, répondit-il en pivotant face à la porte.

Celle-ci s’ouvrit sur Jemima, la gouvernante.

Reggie se redressa avec un sourire. Jolie fille, Jemima, bien qu’un peu maigrichonne. Il aimait les poitrines plus rondes, les épaules plus enrobées, mais elle avait du charme, du caractère – ça se voyait à son port de tête – et une ossature délicate. Bien des fois il avait failli l’enlacer, alléché par la fragile féminité de son dos, mais elle s’esquivait toujours, ou alors quelqu’un d’autre apparaissait.

Debout devant lui, elle le regardait posément.

— Oui, Jemima ? dit-il, jovial.

— Mrs. Southeron m’a conseillé de m’adresser à vous pour les leçons de musique de Miss Faith, monsieur. Miss Faith souhaite apprendre le violon au lieu du piano…

— Eh bien, soit. Vous avez des compétences en la matière, non ?

Pourquoi diantre Adelina l’ennuyait-elle avec des questions aussi triviales ?

— Oui, Mr. Southeron. Mais puisque Miss Chastity joue déjà du violon, cela nous fera deux violons et un violoncelle. Or il y a très peu de partitions pour ce genre de trio.

— Ah oui, je vois. Alors peut-être Chastity aimerait-elle apprendre le piano ?

— Ça m’étonnerait, sourit Jemima.

Elle avait un sourire charmant, qui illuminait tout son visage. Elle aurait fait une excellente femme de chambre, si elle avait été un peu plus enveloppée.

— Envoyez-la-moi, je vais tâcher de la convaincre.

Se calant dans son fauteuil, Reggie étendit les jambes en direction du feu.

— Bien, monsieur.

Jemima se dirigea vers la porte. Elle avait une jolie façon de marcher, le dos droit et la tête haute. Comme beaucoup de filles de la campagne, elle avait la démarche élastique. Elle lui faisait penser à un grand ciel bleu et à un rivage dépouillé, battu par le vent, spectacle plaisant à contempler de son fauteuil en hiver, ou bien sur un tableau. Elle était très agréable, cette Jemima.

Cinq bonnes minutes s’écoulèrent avant l’arrivée de Chastity.

— Entre.

Reggie sourit et se redressa légèrement.

Elle obéit, l’air grave ; ses cheveux tirés en arrière lui agrandissaient démesurément les yeux.

— Assieds-toi.

Reggie lui indiqua le fauteuil en face du sien.

Au lieu de se percher sur le bord comme les autres enfants, elle se pelotonna au fond à la manière d’un chat, les jambes repliées, sans se départir de son expression docile. Elle attendait qu’il parle.

— Aimerais-tu jouer du piano, Chastity ?

— Non, merci, oncle Reggie.

— C’est un art extrêmement utile. On peut chanter en même temps. Mais on ne chante pas en s’accompagnant au violon, observa-t-il.

Elle leva le menton.

— Je ne sais pas chanter, répliqua-t-elle sans ambages. Même en m’accompagnant.

Elle hésita, le regard pensif.

— Faith, elle chante très bien.

L’argument porta, et il lut dans ses yeux brillants et directs qu’elle en avait conscience.

— Pourquoi Faith ne jouerait-elle pas du violoncelle ? persista-t-elle. Alors Patience pourrait apprendre le piano. Elle aussi, elle sait chanter.

Il la considéra d’un œil torve.

— Et si je te disais de te mettre au piano ?

— Je n’y arriverais pas, affirma-t-elle avec conviction. Il n’y aurait pas de trio, et ce serait dommage.

Les yeux étrécis, il se versa un autre brandy, admirant son chatoiement couleur de topaze brûlée dans les reflets du feu.

— Ce serait malheureux.

Chastity continuait à le fixer d’un air placide.

— Parce que tante Adelina aime bien quand on joue pour ses invités, certains après-midi.

Il capitula. Il allait essayer une autre tactique, la ruse, la subornation, quand le valet ouvrit la porte pour annoncer l’inspecteur Pitt.

Reggie étouffa un juron. Il n’avait pas encore réfléchi à sa défense. Chastity se blottit tout au fond du fauteuil. Il la regarda.

— Tu peux partir maintenant. On en discutera une autre fois.

— Mais c’est le policier à la tignasse hirsute, oncle Reggie. Et moi, je l’aime bien.

— Quoi ?

Il était déconcerté.

— Je l’aime bien. Ne puis-je pas rester pour lui parler ? Je lui apprendrai peut-être quelque chose.

— Non, c’est hors de question. Tu ne sais absolument rien qui puisse lui être utile. Allez, va boire ton thé. Ce doit être l’heure. Il commence à faire sombre.

Elle s’extirpa du fauteuil à contrecœur et se dirigea en zigzag vers la porte que Pitt lui tenait ouverte. S’arrêtant, elle rejeta la tête en arrière pour le regarder.

— Bonjour, Miss Southeron, dit-il avec gravité.

Elle esquissa une révérence, accompagnée d’un petit sourire oblique.

— Bonjour, monsieur.

Comme elle s’attardait, Reggie l’apostropha d’un ton sec. Elle se retira alors, drapée dans sa dignité, ce qui était une performance quand on portait une jupe courte et un tablier. Pitt ferma la porte.

— Toutes mes excuses, fit Reggie, affable. Cette enfant est une plaie.

Il jeta un coup d’œil sur le visage de Pitt, sur son accoutrement plutôt débraillé. Et décida sur-le-champ de jouer la carte de la franchise, de faire de lui son allié ou du moins son confident.

— Les enfants sont prompts à tout interpréter de travers, ajouta-t-il en souriant. Comme la plupart des gens, d’ailleurs. Mais vous, vous êtes un homme d’expérience ; vous connaissez la vie et savez démêler le vrai du faux. Un verre de brandy ?

Dommage d’offrir son meilleur brandy à un policier, probablement incapable de faire la différence avec la bibine servie dans les tavernes. Mais l’investissement pourrait s’avérer payant à long terme.

Pitt hésita, se décida rapidement et accepta.

— Asseyez-vous, l’invita Reggie, expansif. Sale histoire ! Je ne vous envie pas. Ce doit être sacrement dur de faire la part de la vérité parmi toutes les inventions.

Pitt sourit lentement et lui prit le brandy des mains.

— Les domestiques racontent forcément des bobards, poursuivit Reggie. C’est normal. Elles lisent trop de romans à quatre sous ; elles ont trop d’imagination. Elles ne se rendent pas compte du mal que ça peut causer.

Pitt haussa les sourcils d’un air interrogateur et but une gorgée de brandy.

Le voyant si bien disposé, Reggie résolut de battre le fer tant qu’il était chaud. Autant mettre les choses au clair pour anticiper sur les ragots qu’il ne manquerait pas d’entendre à l’office, où il se rendrait certainement avec le temps.

— C’est facile à comprendre.

Il tenta d’adopter le ton de la plaisanterie sans avoir l’air condescendant.

— Elles n’ont pas une vie très passionnante, les pauvres. Quelqu’un d’instruit s’ennuierait à mourir. Alors elles brodent, pour embellir la réalité.

— Ça peut être fâcheux, concéda Pitt.

Son regard clair sourit à Reggie.

Brave type, pensa Reggie. Il ne devrait pas être bien difficile de détourner son attention des choses déplaisantes que l’on risquait de lui conter.

— Tout à fait. Je vois que vous comprenez. Vous avez déjà dû rencontrer ça dans le passé. Ça arrive souvent, hein ?

Pitt avala une autre gorgée de brandy.

— Pas dans les mêmes conditions. Pas dans les quartiers aussi… distingués.

— Oui, oui, bien sûr. Heureusement, eh ? Mais vous avez dû en rencontrer, des servantes qui ont déjà eu ce genre d’ennuis.

Reggie rit.

Pitt le regarda, flegmatique ; son visage d’ordinaire si expressif ne trahissait aucune émotion.

— J’ai vu toutes sortes de gens à problèmes, acquiesça-t-il.

— Ah, mais vous voyez bien les ennuis dont je parle. Un instant, Reggie se demanda s’il n’avait pas affaire à un imbécile. Peut-être faudrait-il être plus explicite.

— Ces bébés, c’est sûrement une servante qui les a mis au monde. L’homme ne voulait pas l’épouser, ou alors, elle ne savait même pas qui c’était, ha !

Les yeux de Pitt s’agrandirent légèrement.

— Vous en avez, des filles avec ce tempérament-là, à votre service, monsieur ?

— Ciel, non !

Reggie se raidit d’indignation, puis se rendit compte avec colère qu’il venait de contrer son pro pos.

— Enfin, je veux dire, pas à ma connaissance. Mais il suffit d’une erreur ! Une fille qui caresse des rêves romantiques, qui se croit supérieure aux autres ou… je ne sais pas, moi !

Il s’interrompit, à court de suppositions.

— D’après vous, une personne comme celle-ci pourrait…

Pitt chercha la bonne formule.

— prendre ses rêves pour des réalités et causer du tort par inadvertance ?

— Absolument !

Reggie bondit sur l’occasion. Enfin, le visiteur semblait avoir saisi le message.

— C’est exact. Vous m’avez parfaitement compris. Ce serait gênant, non ?

— Très, répondit Pitt. Et très difficile à démentir.

Il sourit avec candeur, et Reggie éprouva un vif sentiment de malaise. Les paroles de l’inspecteur contenaient une part – fort déplaisante – de vérité.

— Il doit y avoir des lois contre ce genre de… d’irresponsabilité, déclara-t-il fougueusement. Il existe sûrement un moyen pour protéger les honnêtes gens !

— Mais tout à fait, le rassura Pitt. Un procès en diffamation, ça finit toujours au tribunal.

— Au tribunal ? Ne soyez pas ridicule, mon vieux ! Quel homme a déjà traîné une de ses servantes en justice parce qu’elle l’accuse d’avoir couché avec elle ? Il serait la risée de tout le monde !

— Sans doute parce que dans la plupart des cas ce serait vrai.

Pitt contempla le brandy couleur de bronze dans son verre.

— Personne ne croirait à son innocence ; de toute façon, je pense que cela n’aurait pas grande importance.

Reggie se couvrit de sueur froide.

— Il y a certainement une loi, quelque chose, pour empêcher ça ! C’est monstrueux ! On ne peut pas ruiner quelqu’un comme ça !

Il fit claquer ses doigts de rage, mais la chair molle refusa d’obéir.

— Damnation ! jura-t-il, dépité.

— Je suis d’accord.

Pitt termina le brandy et reposa son verre.

— Il faut faire très attention lorsqu’on engage la réputation d’autrui. Les dommages peuvent être incalculables. Bien sûr, il peut y avoir réparation financière, mais quand le mal est fait, il n’y a pas de retour en arrière possible.

Reggie s’était ressaisi, du moins en apparence.

— Je congédierai sans références quiconque parmi les domestiques s’avisera de répandre des calomnies ou des propos malveillants, décréta-t-il d’un ton sans appel.

— Sans références, répéta Pitt.

Son visage reflétait une certaine amertume. Reggie n’y comprenait plus rien. Quel drôle de type ! En tout cas, pas très fiable.

— Certainement, confirma-t-il. Celui ou celle qui se conduit de la sorte est un individu dangereux, impropre au service. Mais enfin, vous le savez déjà. La diffamation, vous connaissez, hein ? Après tout, c’est un crime, et le crime est votre gagne-pain, pardi.

Pitt ne discuta pas. Il demanda simplement la permission de parler à nouveau aux domestiques et, quand celle-ci lui fut accordée, prit congé. Ce fut seulement dans la soirée, longtemps après son départ, que Reggie se demanda pourquoi diable Pitt avait voulu le voir. Peut-être le spectacle du brandy et du feu lui avait-il juste donné envie de profiter d’un moment de détente. C’était bien connu, chez les masses laborieuses : ces gens-là, dès qu’ils trouvaient une occasion pour fainéanter, ils s’empressaient d’en profiter. Mais enfin, ce n’était pas entièrement leur faute. Leur existence n’était que grisaille. Il aurait fait pareil.

Cette pensée continua à le hanter après le dîner. Dans quel but le bougre était-il venu ? Aurait-il déjà entendu jaser ? Il fallait étouffer l’affaire dans l’œuf, avant qu’elle ne prît de l’ampleur. Une telle accusation, dans un certain milieu, pouvait le tourner en ridicule, l’exposer à la risée générale. S’offrir du bon temps avec une femme de chambre, c’était communément admis : la moitié de Londres devait en faire autant. Mais qu’on en parle ouvertement, c’était une autre histoire. La discrétion et le bon goût étaient les deux piliers d’une attitude de gentleman. Il existait des fonctions que tout le monde connaissait, mais dont on ne s’entretenait pas en société. Assouvir ses instincts avec les servantes en faisait partie. C’était normal, c’était dans la nature d’un homme : même si l’on vous soupçonnait de vous livrer à cette activité, cela ne méritait pas de commentaires. Mais il suffisait qu’on l’apprenne autrement que par vos propres allusions, et vous passiez pour un débauché, un individu méprisable. Pis que ça, on vous taxait de mauvais goût.

Mieux valait réagir tout de suite. La soirée était agréable, pour une fin de mois de novembre. Il décida de traverser le square à pied pour se rendre chez Freddie Bolsover. C’était un chic type, Freddie, une tête. Enfin quoi, nom d’une pipe, les médecins étaient censés connaître la vie, l’homme dans tous ses états, sans fard ni paillettes, non ?

Il trouva Freddie au salon, en train d’écouter Sophie jouer du piano. Quand Reggie entra, il se leva promptement en souriant. C’était un grand jeune homme svelte au visage ouvert et régulier. Sophie et lui formaient un couple charmant, bien assorti.

— Reggie, quelle bonne surprise ! Tout va bien, j’espère ? Vous avez l’air plutôt en forme.

— Oh, ça peut aller.

Reggie s’empara de sa main et la serra un instant.

— B’soir, Sophie, trésor.

Il déposa un baiser sur son bras, au-dessus du coude, en le pressant légèrement. Joli morceau, Sophie, à sa manière, belle chevelure, plus belle que celle d’Adelina, mais un peu maigre aux épaules, pas assez de poitrine au goût de Reggie.

— Et vous ? ajouta-t-il comme s’il venait juste d’y penser.

— Ça va très bien, répondit Sophie.

Freddie hocha la tête.

— J’ai un petit problème d’un autre genre, vieux.

Reggie jeta un bref coup d’œil en direction de Sophie pour signifier qu’il s’agissait d’une affaire entre hommes et qu’il faudrait la congédier poliment.

Freddie obtempéra, et Sophie partit vaquer à quelque occupation improvisée.

Freddie se rassit, étendant les jambes vers le feu. C’était une belle pièce ; Reggie savait, par Adelina, que les tentures et les meubles dernier cri étaient tout neufs. Il accepta le porto que Freddie lui offrit. Excellent, ce porto, et fichtrement vieux.

— Alors ? demanda Freddie.

Reggie fronça les sourcils, cherchant à formuler ses pensées sans trop se trahir. Freddie était un brave garçon, mais il n’était pas utile de lui révéler ce qu’il n’avait pas besoin de savoir.

— Ce type de la police, il est encore revenu fouiner chez vous ? fit-il en levant les yeux.

Freddie haussa ses sourcils blonds d’un air étonné.

— Je n’en sais rien. J’imagine qu’il doit interroger les domestiques. Moi, je ne l’ai pas vu et, de toute façon, je n’ai rien à lui dire. Je ne suis pas de près les idylles d’arrière-cuisine ! sourit-il.

— Oui, bien sûr. C’est normal. Mais avez-vous songé aux dégâts que des ragots malveillants pourraient provoquer dans notre entourage ? J’ai discuté avec ce policier. Il est assez courtois, mais, évidemment, ce n’est pas un gentleman. Ses idées, ce sont celles des classes laborieuses. Il ne doit pas avoir de domestiques, à part une femme de ménage pour le gros du travail…

Il s’interrompit, ne sachant pas trop si Freddie l’avait suivi.

— Des dégâts ?

Freddie avait l’air perplexe.

— Vous voulez dire, s’ils racontaient des bêtises à cet individu, des mensonges et autres ?

— Ça, acquiesça Reggie, ou bien… oh, allons, Freddie ! On a tous pincé quelques fesses, embrassé une jolie bonne, pris du bon temps, quoi !

Freddie parut recouvrer la mémoire.

— Ah oui, c’est vrai. Vous êtes inquiet à cause de Dolly ? C’est bien comme ça qu’elle s’appelait, non ?

Reggie se sentit profondément gêné. Il avait espéré que Freddie avait oublié cette histoire. Dolly était morte ; c’était du passé maintenant. Bien sûr, c’était triste. La pauvre fille n’aurait jamais dû aller voir une faiseuse d’anges. Il se serait occupé d’elle, lui aurait trouvé une place quelque part à la campagne où personne ne la connaissait, loin de Callander Square. Elle n’avait aucune raison de s’affoler de la sorte. Ce n’était tout de même pas sa faute à lui ! Malgré tout, il eût préféré que Freddie oublie. Il avait été obligé de faire appel à lui. La fille était morte sous son toit, et il n’avait pas eu le temps de faire venir un médecin ordinaire. Freddie était juste à côté. Il était resté un long moment avec elle avant sa mort. Reggie n’avait aucune idée de ce qu’elle avait pu lui baver à cette occasion. Plût au ciel qu’il n’en crût pas un mot.

— Oui, dit-il, se souvenant à son tour.

Freddie attendait toujours sa réponse.

— Oui, Dolly. Mais ça n’a rien à voir avec notre affaire. C’était il y a des années, la pauvre petite. Voilà quatre ans qu’elle est morte. Mais vous connaissez les domestiques ; elles enjolivent tout. Si ce type les interroge, quelque sotte fille pourrait commettre une indiscrétion. Dire que j’avais un faible pour elle. Et la police risque de prêter plus de crédit à ses racontars qu’ils ne le méritent.

— Effectivement, acquiesça Freddie. On ne peut pas leur demander de comprendre.

— Ça nous ferait du tort, à chacun d’entre nous. Pensez donc au scandale. Le square a une mauvaise réputation : on en souffrira tous. Ça déteint forcément. La boue, ça colle à la peau.

— Tout à fait.

Le visage de Freddie s’assombrit : il songeait aux paroles de Reggie et aux inconvénients qui en découleraient pour eux tous.

Reggie se demanda s’il avait envisagé les retombées sur sa jeune carrière prometteuse, qui reposait en grande partie sur les principes de la probité et de la discrétion. Fallait-il lui mettre les choses au clair ? Il tâta délicatement le terrain.

— L’ennui, c’est que tout le monde connaît tout le monde. Bigre, les femmes passent leurs après-midi à jacasser…

— Oui.

Le visage plaisant de Freddie se plissa.

— Oui. Mieux vaut prévenir que guérir. Il suffit de faire attention, d’empêcher les bavardages, et ils n’auront rien à se mettre sous la dent. Peut-être serait-il judicieux d’en parler au majordome pour s’assurer qu’à l’avenir, il soit là chaque fois que ce Pitt interrogera une servante.

Reggie fut submergé de soulagement.

— C’est une sacrée bonne idée, Freddie, mon garçon. La voilà, la solution. Je verrai ça avec Dobson, pour qu’aucune femme ne soit…

Il sourit légèrement.

— harcelée, hein ? Merci, Freddie, vous êtes un type bien.

— Il n’y a pas de quoi.

Freddie lui sourit du fond de son fauteuil.

— Encore un peu de porto ?

Reggie s’installa confortablement et remplit son verre.

Le lendemain soir, il jugea bon de consolider sa position en allant voir Garson Campbell pour lui glisser également un mot discret. Campbell était un homme d’expérience, un homme d’affaires, habitué à prendre les choses en main. Dehors, il tombait de la neige fondue ; à plusieurs reprises, son regard alla de la fenêtre où, dans l’obscurité tumultueuse, tourbillonnaient les feuilles mouillées, les pavés luisant sous les réverbères, au feu dans la cheminée, avec l’idée que cela pouvait bien attendre un jour de plus. Puis il se rappela que ce satané policier risquait de revenir fouiner à l’office ; Dieu sait ce qu’il allait entendre, et il serait alors trop tard pour réagir.

Avec un dernier coup d’œil nostalgique sur son fauteuil confortable, il but deux doigts de brandy, prit son pardessus des mains du valet et sortit. C’était à moins de deux cents mètres, mais lorsqu’il arriva à l’abri du porche des Campbell, il grelottait déjà, peut-être plus à cause de l’idée qu’il se faisait du froid que du froid lui-même.

Le valet des Campbell ouvrit la porte, et Reggie entra prestement, se débarrassant de son manteau presque avant que l’homme eût le temps de le lui prendre.

— Mr. Campbell est là ?

— Je vais voir, Monsieur.

C’était la formule d’usage. Naturellement, il savait si Campbell était là ou non ; il s’agissait plutôt de s’enquérir s’il désirait recevoir Reggie. On l’introduisit au petit salon où des braises rougeoyaient encore dans l’âtre, et il resta dos à la cheminée pour se réchauffer les jambes jusqu’au retour du valet qui le pria de le suivre.

Il fut reçu dans le grand salon d’apparat. Campbell se tenait devant le feu qui flambait à mi-hauteur du foyer ; c’était un homme large de torse, au nez long, ni laid ni beau. Son charme résidait dans la dignité de son maintien et dans un raffinement à la fois des manières et de sa personne.

— Bonsoir, Reggie, dit-il cordialement. Il doit y avoir urgence pour que vous désertiez votre coin du feu par un soir pareil. Que se passe-t-il, vous êtes à court de porto ?

— Si jamais ça se produit, je vire le majordome.

Reggie le rejoignit devant la cheminée.

— Sale temps. Je hais l’hiver à Londres, sauf que c’est encore pire à la campagne. Les gens civilisés devraient aller en France ou ailleurs. Sauf que les Français sont des barbares, hein ? Ne savent pas se tenir. À Paris, il fait aussi mauvais qu’ici, et, dans le Sud, il n’y a rien à faire !

— Et l’hibernation, y avez-vous songé ?

Campbell haussa un sourcil sardonique.

Reggie se demanda vaguement s’il ne se moquait pas de lui, mais cela ne le gênait pas. Campbell avait tendance à cultiver l’ironie. Cela faisait partie de son personnage. Allez savoir pourquoi ! Les gens se donnaient toutes sortes de genres, et Reggie n’était pas susceptible.

— Souvent, répondit-il avec un sourire. Malheureusement, les affaires réclament une certaine présence, de temps à autre. Comme cette sordide histoire de cadavres dans le square, un immonde gâchis.

— Absolument. Mais qui ne nous concerne guère. Nous n’y pouvons rien, si ce n’est faire davantage attention à nos domestiques. Il y a toujours moyen d’aider la fille, j’imagine, s’il s’avère que l’enfant était mort-né. Lui trouver une place à la campagne, où personne n’a entendu parler d’elle. C’est ça que vous voulez ? J’ai des tas de parents qui seraient heureux de me rendre ce service.

— Pas tout à fait.

Reggie se rapprocha du feu. Pourquoi donc ce diable d’homme ne lui offrait-il pas à boire ? Il risqua un coup d’œil sur le visage caustique de Campbell et surprit son regard bleu sur lui. Le bougre savait très bien qu’il avait soif et, délibérément, ne lui proposait rien. Il avait un sens de l’humour fort déplaisant, l’honorable Garson Campbell.

— Ah ?

Campbell attendait.

— Je me fais un peu de souci, à cause de la police.

Évitant son regard, Reggie prit un air absorbé, comme s’il savait quelque chose que Campbell ignorait.

— Ils viennent fouiner à l’office. Je me demande à quel point on peut leur faire confiance. Ce sont des gens ordinaires, le prolétariat, quoi. Ils seraient bien capables de faire courir des ragots stupides sans se rendre compte des conséquences. Freddie est d’accord avec moi.

Campbell tourna la tête pour mieux le voir.

— Freddie ?

— Je l’ai vu hier, lâcha Reggie négligemment. Je lui ai parlé des répercussions sur nous tous, si le square était réputé pour son ambiance de débauche, ses domestiques immoraux, le mauvais goût en général, et tout. Ce n’est pas bon, vous savez. On n’a pas envie d’être la cible des commérages, même si ce ne sont que des suppositions.

La bouche de Campbell s’affaissa légèrement.

— Je vois ce que vous voulez dire, répondit-il d’une voix grinçante. Ce pourrait être ennuyeux. Même si les gens n’y croient pas, ils vont le répéter. On va nous fuir dans les clubs, rire de nous.

Son visage prit une expression orageuse.

— Sacré nom d’un chien ! Quelque idiote qui…

Sa colère retomba tout aussi soudainement.

— C’est ça, la vie. Pauvre petite garce ! Au fait, pourquoi êtes-vous venu me voir, la commisération mise à part ?

Reggie inspira profondément.

— La commisération ne sert pas à grand-chose…

— À rien du tout, acquiesça Campbell.

— Mieux vaut prévenir que guérir.

Pour la première fois, Campbell parut manifester un certain intérêt.

— Que suggérez-vous, Reggie ?

— Un mot discret, au majordome ou à la gouvernante, parler au reste des domestiques. Veiller à ce que l’un ou l’autre soit présent chaque fois que la police interroge quelqu’un du personnel. Qu’ils se débrouillent pour qu’il n’y ait pas de propos… stupides. C’est normal, non ? D’empêcher qu’on malmène les petites servantes. De les protéger, hein ?

Campbell eut un sourire rogue.

— Tiens, tiens, Reggie, je ne vous soupçonnais pas tant de subtilité… ni de bon sens.

— Vous le ferez ?

— Mon cher nigaud, ma domesticité a déjà été avertie qu’un mot de trop pourrait leur coûter leur place ; mais j’avoue que la présence du majordome ou de la gouvernante offre une protection supplémentaire, si jamais ce… comment s’appelle-t-il ?… Pitt revenait. Personnellement, je pense qu’après un déploiement de forces convaincant, ils vont laisser tomber. Au fond, qui se soucie de savoir qu’une servante a mis au monde deux enfants mort-nés ? Il n’y a pas de quoi crier au scandale dans un quartier comme le nôtre. Il sait qu’il ne découvrira rien d’intéressant et indisposera un tas de gens qui pourraient lui compliquer singulièrement la vie, s’il le cherche. Ne vous mettez pas martel en tête, Reggie.

Ils vont s’agiter pour créer une impression d’efficacité, puis l’affaire sera discrètement classée. Désirez-vous un verre de porto ?

L’idée mit un moment à faire son chemin dans l’esprit de Reggie, soulagé, avant qu’il ne se rende compte que Campbell lui avait enfin offert le porto.

— Volontiers, accepta-t-il gracieusement. Merci, c’est très aimable à vous.

— Pas du tout.

Réprimant un sourire, Campbell alla chercher la carafe sur la desserte.

Augusta avait remarqué l’indisposition de Christina et, au début, ne s’en était pas inquiétée outre mesure. Elle avait bu ou mangé quelque chose qui ne lui avait pas réussi : rien de plus simple. Mais après avoir surpris sa fille dans les bras de ce misérable, Max, elle repensa à l’incident avec une anxiété croissante. Lorsque la même chose se reproduisit une semaine plus tard, et qu’elle sut par la femme de chambre que Christina allait garder le lit toute la matinée, elle s’alarma pour de bon.

Elle préférait ne pas en parler au général Balantyne : si jamais ses pires craintes se confirmaient, il ne leur serait d’aucun secours ; dans le cas contraire, il était inutile de l’affoler. Ils prenaient leur petit déjeuner quand elle apprit la nouvelle ; après un moment de panique silencieuse, elle remercia poliment la femme de chambre et l’envoya s’occuper de Christina, puis elle pria le général de lui passer la marmelade d’orange pour tartiner son toast.

— Dommage, fit le général doucement en lui tendant le pot. Pauvre petite ! J’espère que ce n’est pas grave. Désirez-vous qu’on fasse venir le médecin ? On peut toujours demander à Freddie de faire un saut, si elle ne veut pas d’histoires.

— Il ne pourra rien contre un coup de froid, répondit-elle posément.

Juste ciel, la dernière personne qu’il leur fallait, c’était un médecin !

— Aussi charmant soit-il, il est incapable d’influer sur le temps. L’automne est l’époque de tous les miasmes. Je lui ferai préparer une décoction ; ce sera tout aussi efficace. D’ici un jour ou deux, il n’y paraîtra plus.

Il lui jeta un regard surpris, mais plutôt que de discuter, retourna à ses rognons sauce moutarde, ses œufs au bacon et ses toasts.

Lorsqu’elle eut terminé son repas, sans se presser afin de ne pas avoir l’air d’accorder une importance exagérée à la faiblesse passagère de Christina, elle s’excusa et monta à l’étage. S’il n’y avait pas de quoi s’alarmer, tant mieux, mais si le pire était à craindre – elle se souvint avec un frisson glacé de la familiarité de cette étreinte dans le garde-manger, de l’aisance avec laquelle les mains avaient caressé le corsage en soie au-dessous des seins –, si c’était vrai pour de bon, alors elle devait trouver une solution. Pour avoir une chance de sauver la situation, il fallait agir immédiatement. Chaque jour qui passait ne faisait qu’aggraver le problème.

Si elle échouait – une nature plus faible eût sans doute fui cette pensée, mais même ses ennemis, et elle en avait, reconnaissaient le courage d’Augusta –, Christina ne pouvait s’attendre qu’à une longue vie de souffrance. Avoir un enfant illégitime était un péché impardonnable dans la société où elle évoluait, où elle avait grandi et où elle avait tous ses amis, la seule société, au fond, qui lui permettait de mener l’existence qui lui convenait. Il était possible, avec un peu d’imagination et de l’argent distribué à droite et à gauche, de l’éloigner sous un quelconque prétexte de Londres le temps nécessaire, et de faire élever l’enfant à la campagne, adopté par quelque brave servante. Cela exigeait du doigté, mais ce n’était pas irréalisable : d’autres l’avaient certainement déjà fait avant ! Christina ne serait pas la première ni la dernière à se retrouver dans le pétrin.

Si seulement il n’y avait que ça !

Mais il y avait Max, un individu ambitieux et sans scrupules. Bien sûr, elle avait senti le jour où elle l’avait engagé qu’il tenait par-dessus tout à s’élever au-dessus de sa condition. Cela en ferait un excellent valet, avait-elle pensé. Les serviteurs ambitieux étaient les meilleurs ; du reste, Max l’avait prouvé : toujours impeccable, toujours ponctuel, toujours courtois à l’extrême. Elle n’avait eu que des compliments à son sujet. À présent, elle se reprochait de n’avoir pas compris que son ambition le pousserait à utiliser n’importe quel moyen pour se propulser vers le haut, quitte à coucher avec la fille de son employeur. Elle n’était pas dupe : d’un côté comme de l’autre, il n’était pas question d’affection. Elle aurait dû mieux connaître sa fille ; elle aurait décelé sa faiblesse et l’en aurait protégée. Sinon, à quoi servait une mère ?

Max s’était forgé une arme. S’il choisissait de s’en servir, de répandre les ragots, peu à peu, comme un poison lent, Christina était perdue. Aucun homme de son rang n’accepterait de l’épouser, quel que fût le montant de sa dot. Il y avait une flopée de jeunes filles de belle allure sur le marché du mariage, et Christina ne présentait aucun avantage particulier, du moins qui pût l’emporter sur sa réputation de catin. Avoir du tempérament était une chose, être une traînée et donner naissance à l’enfant d’un valet en était une autre. Le seul univers qu’elle connaissait et où elle était capable de survivre lui serait aussi fermé que la Banque d’Angleterre.

Max devait être réduit au silence, mais pas au moyen de l’argent. Il suffisait de lui céder une fois, et ils seraient ses otages pour le restant de leurs jours. Non, il fallait le menacer d’une catastrophe d’ampleur égale. Pas seulement pour le bien de Christina, mais pour celui de toute la famille : le général, le jeune Brandy, ainsi qu’elle-même, évidemment. Si Brandy tombait amoureux ou s’intéressait simplement à une jeune fille bien née, quels parents donneraient leur fille à un homme issu de la même famille que Christina ?

Elle leva la main pour frapper à la porte de Christina quand la pire de toutes les pensées lui traversa l’esprit. Elle en défaillit presque d’horreur. Max était à leur service depuis six ans. Elle était sincèrement persuadée que si un pareil désastre s’était produit plus tôt, elle l’aurait su… mais si elle se trompait ? Et la police, la croirait-elle ? Pourrait-elle seulement se permettre de la croire ? Sauf erreur de sa part, ce jeune homme, Pitt, était d’une intelligence peu commune. Il poursuivrait ses investigations, interrogerait Christina, peut-être même découvrirait que c’était Max et tirerait de lui toute la sordide vérité. Que penserait-il alors des cadavres dans le square ? Que devait-elle en penser, elle ?

Sa main retomba sur le bois et, sans attendre la réponse de Christina, elle poussa la porte.

Pâle et les traits tirés, Christina était couchée dans son lit, ses cheveux bruns répandus sur l’oreiller autour d’elle.

Augusta ressentit de la pitié pour elle, mais cela ne dura pas, et elle banda sa volonté pour affronter une souffrance plus grande encore.

— Barbouillée ? demanda-t-elle simplement.

Christina hocha la tête.

Augusta entra et ferma la porte. Inutile de tourner autour du pot. Elle s’assit au pied du lit et regarda sa fille.

— Est-ce Max qui t’a transmis cette maladie ? s’enquit-elle en la fixant droit dans les yeux.

Christina essaya d’éviter son regard, en vain. Elle obtenait toujours ce qu’elle désirait, à force de charme ou d’autorité, mais jamais, depuis son enfance, elle n’avait réussi à tenir tête à sa mère.

— Que… que voulez-vous dire, maman ? fit-elle, l’air compassé.

— Cesse de tergiverser, Christina. Si tu es enceinte, nous avons beaucoup à faire. Je ne voudrais pas t’effrayer inutilement, mais, à mon avis, tu n’as pas conscience de la gravité de la situation.

Christina ouvrit la bouche et la referma.

Augusta attendit.

— Je n’en sais rien, murmura-t-elle.

Sa voix chevrotait ; elle dut lutter pour ne pas fondre en larmes. Seul l’orgueil l’en empêcha, et le fait de savoir que sa mère, elle, n’aurait pas pleuré.

Augusta posa alors la question fatidique. Elle avait l’intention d’aller jusqu’au bout.

— Est-ce la première fois ?

Christina ouvrit des yeux immenses, d’abord avec une indignation incrédule, puis avec horreur quand elle comprit à quoi Augusta faisait allusion. Elle était blanche comme la mort.

— Oh, mère ! Vous n’imaginez pas que j’aie… oh non !

— Parfait. Non, je ne le pensais pas. Mais ce n’est pas mon opinion qui compte, c’est celle de la police. Si elle a des raisons d’envisager l’hypothèse…

— Mère… !

— Je m’en occupe. Tu ne reverras plus Max. Tant que je ne me serai pas assuré son silence, tu garderas le lit. Tu as attrapé froid. Est-ce clair ?

— Oui, maman.

Elle était trop choquée, trop effrayée pour protester.

— Croyez-vous que… la police… je veux dire… ?

— Je veillerai à ce qu’ils ne sachent rien qui puisse les influencer dans un sens ou dans l’autre. Pour cela, tu feras exactement ce que je te dis.

Christina hocha silencieusement la tête. Augusta contempla son visage pâle, se rappelant ce qu’elle avait ressenti les premières semaines, quand elle-même avait été enceinte, de Christina, justement. C’était, semblait-il, il y a une éternité. Brandy était tout petit à l’époque – il portait encore des robes –, et son père était plus jeune, la figure moins décharnée, quelques kilos en moins, mais aussi droit que maintenant, les épaules aussi larges et raides. Comment pouvait-on changer aussi peu ? Sa voix, ses manières, voire ses pensées semblaient être les mêmes.

— Ça passera, dit-elle avec douceur. C’est une question de semaines ; après, ça ira mieux. Je vais te faire préparer du bouillon.

— Merci, maman, chuchota Christina en fermant les yeux.

Augusta se creusait la cervelle à la recherche d’un moyen pour faire taire Max sans lui fournir une arme dont il se servirait dans le futur. Mais le lendemain matin, elle n’avait réussi qu’à éliminer toutes les impossibilités, sans plus. Elle n’était guère d’humeur à recevoir Pitt lorsqu’il arriva à dix heures et quart.

C’était Max qui lui avait ouvert. En l’apprenant, elle fut saisie de panique, puis se dit que l’ambition de Max ne lui permettrait pas de gaspiller les précieux renseignements en les donnant à Pitt sans aucune contrepartie, avant de les proposer à Augusta moyennant rétribution, financière d’abord, pour ensuite négocier un avancement et atteindre Dieu sait quels sommets de la cupidité.

Elle trouva Pitt au petit salon, se réchauffant les mains devant le feu. Il faisait un temps de chien : un violent vent d’est soufflait en rafales de la mer du Nord, crachant de la neige fondue. On pouvait difficilement reprocher à quiconque de rechercher la chaleur ; pourtant, la vue de ce policier devant son feu l’incommoda. Il ne bougea pas car il ne l’avait pas entendue entrer.

— Bonjour, Mr. Pitt, dit-elle froidement. C’est à quel sujet, cette fois ?

Pris au dépourvu, il s’accorda quelques secondes pour se ressaisir avant de faire volte-face.

— Bonjour, madame. Nous n’avons malheureusement pas encore découvert la vérité concernant les cadavres dans le square…

— Croyez-vous sérieusement, Mr. Pitt, que vous la découvrirez un jour ?

Elle haussa un sourcil incrédule.

— Peut-être pas, madame, mais je dois redoubler d’efforts avant d’abandonner l’enquête.

— En effet. Je trouve que c’est un gaspillage de fonds publics.

— Il y a eu gaspillage de vies humaines, qui sont infiniment plus précieuses.

— Et infiniment moins rares, observa-t-elle, caustique. Mais vous devez sans doute accomplir votre devoir, tel que vous l’entendez. Alors, en quoi selon vous puis-je vous être utile ?

— Permettez-moi de m’entretenir à nouveau avec votre personnel, ainsi que peut-être avec Miss Christina Balantyne. Elle a pu observer un certain comportement, quelque signe sans importance qu’étant trop occupée, vous n’auriez pas remarqué.

Augusta sentit son estomac se nouer. Aurait-il déjà appris quelque chose ? Se pouvait-il que Max… non, certainement pas ! Max était ambitieux avant tout. Il voulait profiter de son avantage, et non le laisser filer.

— Je regrette, vous pouvez parler aux domestiques… bien que je vous demande de ne pas les perturber inutilement ; à cette fin, je vous ferai accompagner par quelqu’un de responsable, mais ma fille est souffrante et doit garder la chambre. Naturellement, elle n’est pas en état de voir qui que ce soit.

— J’en suis navré.

Le visage expressif de Pitt prit un air compatissant. Était-il sérieux ? Elle n’en avait pas la moindre idée.

— J’espère qu’il s’agit d’un mal passager.

— Très sûrement. Ce doit être la saison. On est souvent sensible au changement de temps. Combien de domestiques désirez-vous voir ? Seulement les femmes, j’imagine ?

— Avec votre permission.

Elle tendit la main vers la sonnette.

— Le majordome vous assistera.

— J’aurais préféré leur parler en tête à tête. Sa présence risque de les intimider ; elles se sentiront moins libres de…

— Peut-être. Mais, pour leur protection, le majordome restera avec vous. Je ne veux pas que des jeunes filles placées sous ma responsabilité cèdent à l’intimidation, même involontaire, au point de tenir des propos qu’elles regretteront par la suite. Vous n’avez pas idée combien certaines d’entre elles sont jeunes et ignorantes, très influençables et faciles à manipuler.

— Lady Augusta…

— Dans ces conditions seulement, vous pouvez les interroger, Mr. Pitt. Cela ne me paraît pas déraisonnable.

Il n’avait pas d’autre argument à lui opposer sans dévoiler les soupçons qu’il pouvait nourrir à l’égard d’une personne précise et, à ce stade, elle le mettait au défi de le faire.

— Madame, acquiesça-t-il, lui concédant la victoire avec un léger sourire.

Eût-il été un gentleman, elle l’aurait presque trouvé sympathique.

Elle n’éprouvait en revanche aucune sympathie pour Charlotte Ellison qui arriva peu avant midi pour aider le général dans son travail. Elle ne pouvait se prendre d’amitié pour quelqu’un comme Miss Ellison que son tempérament trop passionné, trop imprévisible rendait dangereuse. On ne savait jamais à quoi s’attendre avec elle car elle ne suivait pas les règles du jeu. Pourtant, elle avait l’air plutôt inoffensive. Elle allait et venait sans bruit ; elle était polie et, du moins selon les apparences, bien élevée. Mais enfin, quel intérêt une jeune personne avait-elle à aider un général d’un certain âge, plongé dans ses papiers parlant de batailles et de régiments, plutôt que de se chercher un mari ? Si elle avait été moins préoccupée, c’était une question qu’elle n’aurait pas manqué d’examiner de près.

En l’occurrence, elle se contenta de demander à Brandon à l’heure du déjeuner quelle sorte de créa ture elle était et si elle lui donnait entière satisfaction en tant qu’assistante.

— Oui, répondit-il, un peu surpris. Elle m’a l’air d’une intelligence rare, pour une femme.

— Vous voulez dire que, pour une femme, elle professe un intérêt rare pour les sujets qui vous passionnent ? fit Augusta avec une pointe d’acidité.

— N’est-ce pas plus ou moins ce que j’ai dit ?

— Non. La plupart des femmes sont parfaitement intelligentes dans les principaux domaines, comme par exemple l’organisation de la vie quotidienne ; simplement, elles ne se consacrent pas à la dissection des batailles qui ont concerné d’autres gens dans d’autres pays et à d’autres époques. Pour ma part, je trouve ce penchant très excentrique et tout à fait déplacé chez une jeune personne bien éduquée.

— Sottises ! répliqua-t-il énergiquement. Tout être doué d’intelligence devrait apprécier l’histoire grandiose de notre pays. Nous sommes la plus grande nation militaire du monde ; nous avons étendu notre civilisation à toutes les terres, à tous les climats que Dieu a créés. Nous avons fondé un empire, l’envie et la bénédiction de la planète. Toute femme qui a du sang britannique dans ses veines devrait en être fière.

— Fière, bien entendu, répliqua-t-elle, agacée, en se servant du pâté d’anchois. Mais pas préoccupée par les détails !

Il prit le dernier toast sans se donner la peine de répondre.

Après cette conversation, Augusta consacra toutes ses pensées exclusivement à la question du silence de Max et, finalement, aboutit à une solution satisfaisante. Ce fut à un moment paisible précédant le dîner qu’elle décida de la mettre en pratique. Elle se rendit au petit salon où elle était sûre de ne pas être dérangée et envoya chercher Max.

Quand il entra, sa vue lui inspira une aversion irrépressible, quasi suffocante. Il avait la mine placide, comme si elle l’avait convoqué pour discuter d’un menu problème domestique. Jamais encore elle n’avait remarqué à ce point-là l’insolence de son regard voilé. Il fallait absolument qu’elle garde une parfaite maîtrise d’elle-même.

— Bonsoir, Max, dit-elle sèchement.

— Bonsoir, Madame.

— Il est inutile de se perdre en préliminaires. Je vous ai fait venir afin de régler une question sinon à notre avantage mutuel, du moins de sorte à ne pas nous désavantager tous les deux. Le résultat dépend de vous.

— Madame ?

Son visage restait impénétrable.

— Vous avez été assez sot pour avoir une aventure avec ma fille. À partir de maintenant, vous ne lui adresserez plus un seul regard. Vous allez quitter cette maison et prendre un emploi en Ecosse, emploi que je vous trouverai et pour lequel je vous fournirai des références…

— Je n’ai aucune envie de travailler en Écosse, Madame.

Solidement campé devant elle, il la considérait d’un air vaguement amusé.

— Peut-être. Mais ça, je m’en moque. J’ai de la famille dans le Stirlingshire : ils seront ravis de me rendre ce service. L’autre solution, c’est la prison, qui doit être encore plus froide et barbare que l’Écosse.

— La prison, Madame ?

Il haussa un sourcil étonné.

— Coucher avec une femme de qualité, surtout, dois-je ajouter, quand elle est plus que consentante, est peut-être malséant, voire insultant aux yeux de certains, mais ce n’est pas un crime. Et quand bien même c’en serait un, je doute que vous cherchiez à m’en accuser.

Un rictus distinct lui tordit la bouche.

— Certes, non. Mais voler de l’argenterie à ses maîtres est un crime.

Elle soutint son regard sans ciller.

Il se figea un instant ; une lueur de compréhension perça dans ses yeux.

— Je n’ai pas volé d’argenterie, Madame.

— Non. Mais si des couverts viennent à manquer et qu’on les retrouve dans vos affaires, vous aurez beaucoup de mal à vous disculper.

— C’est du chantage.

— Comme vous êtes perspicace ! J’étais sûre que nous nous comprendrions facilement.

— Si j’étais victime d’une telle accusation, je serais obligé, à ma décharge, d’en fournir la raison.

Il l’observait attentivement, guettant le moindre signe de faiblesse.

Mais elle ne broncha pas.

— Soit, répondit-elle froidement. Ce serait stupide, car on vous jugerait pour diffamation par-dessus le marché. Qui croira-t-on, selon vous : Lady Augusta Balantyne, aux prises avec un serviteur malhonnête en proie à un sentiment de supériorité, ou ledit serviteur, furieux d’avoir été découvert ? Allons, Max, vous êtes tout sauf un sot.

Il l’enveloppa d’un regard malveillant ; son visage lascif transpirait la haine.

Elle ne baissa pas les yeux, mais le toisa tout aussi fixement.